Le commerce des écorces de chêne.
Les versants du Ballon d’Alsace et des Vosges du Sud, en général, n’ont jamais offert de vastes possibilités de cultures aux populations qui y habitent. Sous l’Ancien Régime, et même jusqu’au 19ème siècle, les paysans avaient trouvé un mode de substitution aux cultures traditionnelles, pour valoriser leurs terres pauvres.
Ils avaient, pour cela, profité d’un commerce florissant dans la région : le cuir. Des tanneurs, en nombre important, existaient à Belfort, Montbéliard, Bâle, Mulhouse et à un degré moindre Masevaux, Altkirch et Ferrette. Pour tanner les peaux animales, ils avaient besoin d’écorce de chêne pilée, le « tan ». Le chêne contient en effet dans son écorce une forte concentration de tannin, nécessaire à la préparation des peaux. Celles-ci étaient entreposées pendant des semaines dans des fosses, creusées à même le sol et recouvertes de tan. Trois kilos d’écorce étaient nécessaires pour un kilo de peau.
Les paysans vosgiens avaient donc entrepris de planter des chênes pour offrir la matière première nécessaire aux tanneurs. Il n’était bien sûr pas question d’aller se servir dans les forêts , propriétés des seigneurs. De Masevaux en Alsace, à Plancher en Haute-Saône, la plupart des paysans se livraient à ce commerce de l’écorce, attesté dès la fin du 16ème siècle.
Nous possédons le plus de données sur l’exploitation de l’écorce de chêne dans la région de Plancher. Un mémoire rédigé en 1751, conservé aux archives de Bâle, permet de comprendre le type de commerce mis en place par les paysans : « Pour avoir ces écorces, ils ne coupent point d’arbres des forêts appartenant, soit à Sa Majesté, soit à des seigneurs particuliers ou aux communautés, mais ils plantent des petits chênes comme le chanvre dans leurs héritages et terres propres qu’ils appellent des « fouilliers » ou terre en bois (le cadastre permet aujourd’hui encore de retrouver dans nombre de villages ces lieux-dits appelés fouillies ). Ils y sèment des glands tous les dix ans, comme on sème ailleurs des grains. Cette plantation et préparation du tan est leur moyen à peu près unique de se procurer la subsistance et l’argent nécessaires pour payer leurs impositions. Parfois, les paysans plantaient encore du seigle entre les arbres.
Les tanneurs de la région étaient donc largement pourvus en écorce de chêne, mais il semble que le client privilégié des habitants de Plancher ait été Bâle, où vivait une importante corporation de tanneurs, appelée « Gerberzunft ». En 1737, Cadeville, curé de Plancher, affirme que chaque année entre 2000 et 3000 voitures chargées d’écorces se rendaient à Bâle. La contenance de ces « voitures » devait s’apparenter à celle d’une charrette. En 1737, toujours, les fermes du Roy de France prélevaient 13 sols et 4 deniers par voiture quittant le royaume pour Bâle. Un autre chiffre est donné en 1751, toujours par Cadeville, il estime alors le trafic avec Bâle entre 1200 et 1500 voitures par an. C’était donc une véritable organisation, dépassant le stade artisanal, qui était en place.
Les tanneurs belfortains en particulier, jaloux du commerce florissant avec les Bâlois, ont voulu empêcher l’exportation des écorces vers la cité rhénane. En 1751, ils présentent à l’intendant d’Alsace un arrêt du roi de France du 12 Juin 1720, « portant défense de faire sortir hors du royaume des écorces d’arbres servant à faire du tan pour l’apprêt des tanneurs ». Cet arrêté n’avait jamais été appliqué dans la région. Il semble que le commerce avec Bâle ait été alors suspendu. Mais les paysans vosgiens continuèrent l’exploitation des écorces de chêne pour vendre sur le seul territoire français jusqu’au 19ème siècle. D’autres substances tannantes ayant été découvertes par les industriels, l’écorce de chêne a été progressivement abandonnée, mettant fin à ces plantations multiséculaires qui s’étaient développées sur les versants des Vosges du Sud.
Source 'Le Ballon d'Alsace' éditions NEO